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— Venez, citoyen, je crois que le vieux Fragonard travaille encore. Il aime bien aller dans l’amphithéâtre. Bah ! il n’a pas de public, qui donc aimerait lui voir faire les horreurs dont il souille cette pauvre école ? Mais il fait comme si. Le croiriez-vous, il prétend que c’est de l’art ! Bah ! dans ce cas, ce bourreau de Sanson devrait figurer à l’Académie, vous ne trouvez pas ?
Ils traversèrent une cour rectangulaire. De grandes fenêtres s’ouvraient sur les bâtiments obscurs, à peine éclairés par la lanterne du concierge ; on se serait cru dans le cloître d’un monastère.
« C’est sinistre, ici », songea Sénart.
L’homme ouvrit la porte d’une des bâtisses adjacentes et les invita à entrer. Leurs yeux s’habituèrent petit à petit à la quasi-obscurité qui régnait. Mais le concierge s’avança avec sa lanterne. Aussitôt le jeune fille poussa un cri.
— Le cavalier. C’est lui !
Sénart étouffa une exclamation. Pétrifié, il contemplait une créature monstrueuse, comme sortie de l’imagination de l’auteur de l’Apocalypse : un cavalier surnaturel venu des enfers qui les observait avec un sourire sardonique.
Le ricanement du concierge les ramena à la réalité :
— Vous voyez ce que je veux dire. De l’art, ça ? Allons, à part faire peur aux braves gens, que sait-il faire, ce citoyen Fragonard ?
Gabriel-Jérôme prit la Sibylle par le bras et s’avança avec circonspection. Il fallait se rendre à l’évidence : ils avaient devant eux un corps naturalisé. Ou plutôt deux corps car l’écorché humain qui dévoilait sa mâchoire grimaçante montait un cheval préparé de la même manière. Sénart se surprit même à admirer le travail. Chaque muscle, chaque tendon, chaque veine, nerf ou artère était préservé, comme stoppé brusquement en plein effort. Les lambeaux de peau découpés dans le dos de ce qui avait été un être humain faisaient comme de grandes ailes de cuir, ajoutant encore à son aspect fantastique. Et le cheval : une créature d’enfer, venue des plus noirs cauchemars, des plus anciens mythes. En Forêt-Noire, là-bas, de l’autre côté du Rhin, il avait entendu des légendes parlant d’un cavalier parcourant la forêt au rythme d’une chasse maudite et éternelle. Il l’avait devant lui.
— On raconte des choses étranges sur ce cavalier, continua le concierge. Ce serait le corps d’une fille qu’aurait aimée Fragonard dans son jeune temps. Après sa mort, il ne put se consoler et alla nuitamment déterrer son cadavre pour en faire cette… chose. Ma foi, cela ne me paraît pas impossible. Allons, il doit être à l’amphithéâtre. C’est par là.
Il leur fit signe d’avancer. Le long des salles, ils croisèrent des dizaines et des dizaines de créatures semblables au cavalier et à sa monture. Hommes dont on avait enlevé la peau et qui paraissaient vous contempler avec une fureur inextinguible, petits groupes de fœtus qui dansaient la gigue, animaux prêts à bondir bien qu’on distingue parfaitement tous leurs organes internes. Ils étaient dans l’antichambre de l’enfer.
— Voilà, il est là. Enfin, je crois.
Sénart tenta de retrouver sa résolution, il poussa la porte et entra, suivi de Marie-Adélaïde.
Ils étaient maintenant dans un vaste amphithéâtre aux gradins de bois, éclairé par une seule lanterne. Au milieu, tout en bas, un homme s’affairait autour d’une table. C’était un vieillard, il portait une blouse d’ouvrier et, manifestement, les soins du corps ne devaient pas être sa préoccupation première. Ses cheveux blancs, rares, se dressaient au-dessus de sa tête, il reniflait et parlait tout seul en travaillant. Sénart s’approcha : un cadavre avait été étendu sur la table équipée de rigoles pour récupérer les liquides corporels qui s’écoulaient lentement dans une bassine placée dessous. Il régnait une odeur de mort dans la pièce.
— Reste ici, ordonna-t-il à Marie-Adélaïde.
La jeune femme approuva de la tête et s’assit en tremblant sur l’un des gradins.
Il s’approcha davantage. Le visage du mort que Fragonard n’avait pas encore écorché mais dont il avait simplement ôté les yeux lui parut familier.
Alors il sut.
— Citoyen Fragonard, je suis Gabriel-Jérôme Sénart !
Le vieil homme leva ses yeux clignotants sans toutefois lâcher la grosse seringue de métal qu’il tenait à la main.
— Ah, monsieur Sénart, j’ai beaucoup entendu parler de vous ces jours-ci. Nous avons des amis communs, semble-t-il.
— Oui, comme ce malheureux Prunelle de Lierre dont vous dépecez le cadavre en ce moment même.
Le naturaliste renifla.
— Malheureux ? Je vous rappelle qu’il avait le projet de vous tuer. D’autre part, Prunelle a toujours été un médiocre. On ne peut à la fois s’occuper d’anatomie et de politique. L’anatomie est un art, monsieur Sénart. Un art exigeant. Car la perfection du travail manuel exige de la manière la plus stricte et la plus absolue la théorie la plus complète. Ce que vous avez vu dans les salles attenantes, ces pauvres essais d’une technique encore balbutiante ne sont que les prémices du grand œuvre que je réaliserai un jour, n’en doutez pas.
Sénart s’assit sur un des bancs, tout près de la table de dissection. Au fond, dans une vitrine, un autre être humain, injecté de ces matières mystérieuses qui maintenaient l’apparence de la vie, présentait l’essentiel de l’anatomie humaine.
La blouse du vieil homme était maculée de sang et d’humeurs. Ses mains, rouge ocre, avaient fouillé dans le liquide vital corrompu de son sujet mais il ne semblait pas s’en soucier.
— J’ai vu une préparation assez semblable à celles que l’on peut admirer en entrant. Elle était dans la demeure de cet homme, rue des Cornes.
Fragonard souffla.
— Ah oui, le singe ! Cet imbécile a récupéré cette bête à Marseille. Bien entendu, elle n’a pas survécu une semaine sur notre sol. Il a voulu démontrer qu’elle ressemblait à un être humain. À un être humain des origines. Bah ! Ce monstre poilu ne ressemble guère à Adam ! Quant à sa technique, je gage que dans moins de cinq ans cet amas de chairs et d’os mal préparé grouillera de vermine. Moi, monsieur, voilà trente-trois ans que je pratique. D’abord à Lyon où cet imbécile de Bourgelat avait conçu une école pour le traitement des maladies des bestiaux ! Moi, m’occuper des écuries, de la maréchalerie, vous imaginez un peu ? Mais, enfin, le roi a créé cette école où nous nous trouvons et j’ai cru que je pourrais amener mon art jusque dans ces dernières limites. Mais Bourgelat, toujours lui, m’en chassa. Moi, monsieur, il me chassa comme un vulgaire palefrenier ! J’en étais réduit à préparer des pièces pour les collectionneurs privés, des pièces qui ne quitteraient jamais un cabinet de curiosités ouvert à la frivolité de la noblesse, ou pire la chambre de quelque grand seigneur. Si vous saviez le nombre de maîtresses ou d’amants que j’ai dû préparer de manière à ce qu’ils puissent encore assouvir la sensualité de mes commanditaires, vous seriez surpris, monsieur. Mais qu’importe, j’apprenais ! Et il y a eu la Révolution. J’ai cru comme un imbécile que des hommes éclairés voudraient enfin mettre au jour cette science balbutiante, que d’autres écoles s’ouvriraient, que Paris respecterait enfin cet art qui nous vient des anciens Égyptiens et que nous avons tant perfectionné. Mais non, monsieur : pas une réponse, rien. Il a fallu que mon bon ami David me fasse nommer dans je-ne-sais-quelle commission pour que je puisse enfin obtenir quelques subsides et retrouver les lieux où j’avais mis tant d’espoir pour les découvrir, hélas ! comme vous les voyez aujourd’hui. Presque laissés à l’abandon, suintant l’humidité. Mon art ne peut rien contre l’eau croupie et les rats.
Sénart désigna le corps :
— En tout cas, vous ne semblez pas manquer de matière première.
Fragonard reprit sa seringue et injecta un liquide mystérieux dans le cou de sa victime. Ensuite, attrapant un couteau très aiguisé, il découpa la peau de manière à ce qu’on distingue la carotide gonflée de rouge, comme si le cœur battait et que le sang circulait encore. Le vieil homme contempla avec satisfaction son ouvrage et sourit à son interlocuteur.
— Je n’en ai jamais manqué, cher monsieur. Les fosses communes et les hôpitaux sont pleins et, parfois, nos bons amis, ceux que nous avons en commun, m’apportent un corps tel que celui-ci. Fort intéressant, d’ailleurs : regardez ce crâne et cette expression du visage. Aucun de ces pauvres hères que je taille d’habitude ne saurait en avoir une semblable.
Ce faisant, il se mit à taillader les joues de Prunelle de Lierre. Il les découpa fort proprement et les fit pendre de côté. Maintenant, le mort riait de toutes ses dents.
Sénart se leva et se rapprocha de la table. Jetant un coup d’œil discret sur ce qui s’y trouvait, il demanda avec légèreté, comme s’il s’agissait d’un détail insignifiant :
— À ce propos, dites-moi, monsieur Fragonard. Avez-vous jamais travaillé sur des créatures vivantes ?
Marie-Adélaïde sursauta. Son compagnon avait changé de ton en prononçant ces derniers mots : plus incisif, presque autoritaire. La réaction de Fragonard l’étonna : le vieillard perdit immédiatement toute sa superbe. Il lâcha son couteau, qui tomba avec grand bruit sur le carrelage, et se mit à trembler tout en détournant les yeux :
— Moi, mais jamais bien sûr. Je suis anatomiste et…
— Vous mentez !
Cette fois-ci, le secrétaire rédacteur se fâchait : il avait presque crié et prenait maintenant son interlocuteur par le col. La Sibylle se leva.
— Gabriel !
Mais Sénart continua :
— Je sais que tu l’as fait, arrête de mentir. Tu as travaillé sur un être vivant, il ne peut en être autrement et l’Être suprême sait quelle diablerie tu lui as fait subir. Allons, parle, je veux savoir.
Fragonard changea d’attitude du tout au tout. Il se mit à pleurnicher. Ses mains tremblaient et il tenait à peine sur ses jambes.
— S’il vous plaît, pitié. Je ne savais pas ce que je faisais. Il ne faut pas parler de cela, c’est interdit.
— Citoyen Fragonard, au nom de la République et du Comité de sûreté générale que je représente, je te somme de me révéler à l’instant tout ce que tu sais.
Il le relâcha et l’anatomiste retomba sur le sol, comme brisé.
— Oui, j’aurais dû me douter que cela était mal… Mais je ne savais pas à l’époque… Peut-être aurais-je dû le tuer, mais si vous saviez comment il m’a regardé. Moi, je dissèque les morts, je n’ai jamais tué personne. Alors lui…
Sénart se fit plus doux, il aida Fragonard à se relever et alla l’asseoir sur un des bancs de l’amphithéâtre.
— Allons, confie-moi tout. Le Comité se montrera peut-être indulgent. Je crois, citoyen, que des individus bien plus intelligents et méchants que toi ont profité de ta naïveté. Est-ce que je me trompe ?
L’anatomiste chancelait. Sénart attendit un long moment. L’homme marmonnait des paroles incompréhensibles.
« Ils me tueront ! » furent les seuls mots qu’il put tirer de lui.
— Tu seras jugé, citoyen.
— Devant le Tribunal révolutionnaire, Fouquier-Tinville n’a jamais accordé de grâce à qui que ce soit.
— Certainement plus que tes « amis ». D’ailleurs, tu as des relations influentes, un certificat de civisme. Tu sièges à une commission.
Le vieillard finit par hocher la tête.
— Oui, c’est vrai. David, avec tous les cadavres que je lui ai procurés, me doit bien cela. D’accord, vous saurez tout. L’origine du démon, le centième membre de la loge des frères de l’ombre…